dimanche 12 janvier 2020

Une vie une histoire

Je voudrais raconter l’histoire sombre des hommes, celle qui ne voit jamais la lumière, parce qu’en se racontant elle ne les racontent pas ; ils n’en sont pas que les oubliés mais les victimes, pourtant c’est en eux que s’est livrée la bataille des idées, ils l’ont vécu dans leur cœur et dans leur ventres, leurs entrailles autant que leur cœur en a été retournés, c’est là que le conflit s’est joué, au sein de l’homme vivant et mourant, c’est une histoire de chair et de sang qui a compté ses victimes. Une histoire vécue de l’intérieur, depuis la maison de l’homme, celle qui abrite ses idées, parce qu’il a une tête, mais qui doit aussi satisfaire ses appétits, parce qu’il a un corps.

Le religieux et son auréole de sainteté. Le militaire et son auréole de gloire. Tout deux ont fait l’histoire de la France et celle des colonies. En Algérie il y avait des gros colons et des petits colons. Les premiers avaient tout. Les seconds n'avaient rien. Lors de la décolonisation de l’Algérie les premiers ont bénéficiés d’une protection « rapprochée » de l’armée française. Les seconds, qui en temps de paix travaillaient pour les premiers, en temps de guerre continuèrent au sein de l’armée française à les servir, car en les servant ils croyaient servir la France et les intérêts de la France et participer à l’histoire de la France. Et parce qu’ils voulaient continuer à manger et à vivre. C’est étonnant comment cela échappe à l’histoire, cette donnée non pas économique mais vitale. Quand on lit un livre d’histoire on peut avoir la même impression que quand on voit à la télé un mauvais téléfilm où le héros ou l’héroïne vit d’amour et d’eau fraîche, tout se passe dans son cœur et dans sa tête, c’est pourquoi j’ai rajouté un ventre et des entrailles à mon histoire qui peut être celle de mon père qui avait un ventre et des entrailles qui, comme le notre de ventre, comme les nôtres d’entrailles, prenaient trop souvent le dessus sur son cœur et sur sa tête, et il faudrait encore lui ajouter un sexe pour comprendre tous ces appétits qui font l’histoire de l’homme et que j’appellerai à ce titre l’histoire de tout en bas, obscure, impure, imparfaite, donc qui ne peut pas figurée dans un livre d’histoire.

Mon père, fils de petit colon analphabète travaillant pour un gros colon lettré, aussi fin politique que négociant, vit filtrer une raie de lumière sous l’unique porte de sortie qui s’offrait à lui : l’instruction, l’instruction française qui n’allait pas alors sans instruction civique. On leur apprenait à être de bons citoyens français, à aimer la France, eh oui ! Aimer ça s’apprend. En retour, il serait payé par la France, nourrit par la France, sans avoir à travailler la terre, il lui suffirait de transmettre l’enseignement qu’il avait reçu, c’est-à-dire d’enseigner. C’est comme cela que mon père devint enseignant et que durent entrer en lui toutes les idées qui conduisirent ensuite sa vie, qui remplirent sa tête en même temps qu’il se remplissait le ventre, pouvait faire bombance (il ne faut pas oublier ce sans quoi un homme ne peut pas vivre, on ne peut pas vivre sans boire et manger, penser vient après ou pendant mais jamais avant). La patrie nourricière de mon père était donc la France, alors même qu’il était en Algérie (conflit). N’était-ce pas mon père qui parlait de reconnaissance du ventre. Puis, vivant en Algérie il apprit le Français en même temps que l’arabe (conflit). Je ne sais rien de sa vie : aucun livre d’histoire non plus n’en parle. Je sais seulement qu’il parlait l’arabe couramment et j’en conclus qu’il dû l’apprendre des arabes, en parlant avec eux. Comme il avait un ventre je peux en déduire qu’il mangea aussi avec eux, et comme il avait un sexe je peux en déduire qu’il fit aussi l’amour avec eux, plus précisément avec elles (conflit). Les livres d’histoires ne relèvent que les conflits et des conflits que les conflits armés. Oui, mon père fit l’amour avec les arabes et la guerre contre les arabes. Il ne voulait pas être un traître à son pays la France et ce faisant il trahissait son amour pour les arabes, pour ceux avec qui il avait vécu. L’histoire s’arrête au conflit armé quand ce conflit avait dû commencer dans la tête de mon père qui avait aussi une tête, et dans le coeur de mon père qui avait aussi un coeur, en plus d’un ventre et d’un sexe ou bas ventre. Comment parler de cette bataille rangée des idées (l’histoire n’en parle carrément pas, c’est plus simple comme ça) qui devait se livrer dans la tête de mon père : d’un côté la terre et les gens qu’on aime, c’est-à-dire l’Algérie et les algériens, et les algériennes ; de l’autre côté la France qu’on lui a appris à aimer et à servir. Un de ses frères choisira d’ailleurs la terre d’Algérie et les algériens. Pour la France d’alors c’était un traître et un déserteur et un communiste. Je rappelle que dans l’histoire de France le religieux avait son auréole de sainteté et le militaire son auréole de gloire et que tous deux concoururent à la colonisation. Les deux mamelles de la France, de l’histoire de la France, en tout cas où mon père a dû téter plus que de mesure. Il a dû lire Blaise Pascal  et aimer à la hauteur de ses désillusions le général de Gaulle. Parce que le général de Gaulle a parlé d’Algérie française pour finalement laissé l’Algérie aux algériens. Comment vivre cela, dans sa tête mais pas seulement dans sa tête, avec son cœur aussi. On est des fois plus généreux avec sa tête qu’avec son cœur, mais c’est que le cœur marque un attachement plus profond, viscéral qu’on dit aussi : c’est que l’homme aussi a un ventre et un bas ventre. Il aurait fallu qu’il n’ait qu’une tête pour être convaincu de ses idées généreuses. Les intellectuels ne semblent vivre que dans leur tête, que dans leurs pensées, et se soustraire aux appétits du corps et aux attachements du cœur. Son frère était un intellectuel, pas lui. C’était la fin de la guerre d’Algérie et son frère n’était plus un déserteur. Quant à lui, mon père, paradoxe que l’histoire ne relèvera pas, après avoir combattu les siens pour rester avec les siens, parti pour la France où il ne cessera pas de regretter l’Algérie et les algériens et qui dit les algériens dit aussi les algériennes. En France mon père qui avait aussi un ventre, qui comme son sexe ou son cœur marquait aussi son attachement au pays, continua à manger du couscous et à boire du Sidi Brahim. Et à la fin de sa vie il prit des cours d’arabe pour ne pas oublier ce qu’il avait appris des arabes. Et quand il mourut du ventre, des entrailles, il alla s’imaginer que revenaient le torturer ceux qu’il avait lui-même torturer pendant la guerre d’Algérie, qu’il expiait en même temps qu’il expirait, car si c’était un enseignant de l’école laïque et républicaine il n’en restait pas moins un croyant, avec tout ce qu’il reste dans la croyance de superstitions. Il faut croire qu’il n’avait jamais perdu la foi ni dans les hommes ni en Dieu, mais peut-être avait-il seulement commencer à douter des uns et des autres, et de l'Autre, j'entends par là que ses convictions s'étaient avec le temps et les évènements un peu émoussées. En tout cas les conflits ça il connaissait, il n'avait même connu que ça. Sans doute n’aurait-il jamais voulu avoir a choisir entre la France et l’Algérie, entre les français et les arabes, entre la laïcité et la foi, entre le sens du devoir (l’instruction civique) et sa conscience, entre le froid et le chaud, entre le bord de la mer et l’intérieur des terres, entre sa femme et ses enfants, entre que sais-je encore. L’histoire ne lui rendra pas hommage. Il a pourtant participé à l’histoire au moment où l’histoire est en train de se faire avec tous ses errements, où elle n’est pas encore unidirectionnelle, où on ne sait pas encore quel sens lui donner, dans quel sens aller, où elle est encore prise dans le tourbillon de la vie informe ou multiforme. L’histoire est une fabrication à posteriori. Elle ne dit rien du pendant, ce n’est que la révision du passé à partir du présent. Ce n’est qu’un morceau de glace qui s’est détaché de la banquise quand la banquise a fondu, et il ne reste que ce morceau de glace qui est le morceau le plus froid, pour parler au nom de la banquise. L’histoire aussi sonne comme une trahison. L’histoire qui ne peut parler qu’avec détachement, c'est-à-dire qui ne peut parler juste qu'en parlant faux et, en étant objective, ne pas être humaine mais froide, glaciale. L’histoire rend facile à vivre et surtout facile à comprendre ce qui ne l’a pas toujours été. Mais quelle compréhension peut elle apporter a l’histoire de la vie des hommes, elle qui ne parle que de passé, ce passé qui était leur présent, elle qui sur l’autel du présent (celui de l’historien) les juge et les condamne sans avoir vécu ce qu’ils ont vécu et fait des victimes (les victimes de l’histoire) des coupables (les coupables de l’histoire). Une vie, une histoire, ou comment si l'histoire ne dit rien de la vie d'un homme, la vie d'un homme peut nous en dire beaucoup sur l'histoire.

A mon père


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