Que l’opinion que l’on se fait des privilèges et que
l’on veuille toujours les combattre en s'en prenant aux privilégiés eux-mêmes
n’est pas nouveau et n’a jamais conduit ni à faire qu’il n’y ait plus de
privilégiés ni a faire qu’il n’y ait plus de privilèges. C’est qu’on ignore ce
qui fait la force et la nature du privilège et qu’on prend l’effet pour la
cause. On voit tout ce de par quoi il jouit de la vie et se dit que c’est ce
qui fait son privilège. C’est en effet ce a quoi il est arrivé. Et que certains
feindront de mépriser quand beaucoup ne feront que l’envier. Ceux-ci en le méprisant mépriseront la vie, ceux-la en l'enviant ne sauront pas ce qu’ils
envient. Le premier privilège est le privilège d’exister. Ensuite tout ce qui augmente notre
puissance d’exister ou d’agir, qui ne nous fait que plus exister ne nous rend
que plus heureux et cette joie qui fait qu’un homme se considère lui-même et
considère sa puissance d’agir s’appelle la satisfaction de soi,
écrit Spinoza dans l’Éthique. Il n’y a pas plus satisfait de lui-même qu’un
riche, qu’un privilégié, qu’un puissant, a-t-on pour habitude de dire avec
dégoût, car on n’y voit que prétention et qu’une personne imbue d’elle-même,
sans lui reconnaître qu’elle ne s’est pas contenter de se conserver dans son être
mais qu’elle a voulu accroître son être. On ne voit que l’avoir, que les biens et
la jouissance de ces biens. On ne voit pas l’être et l’accroissement de l’être
et cette jouissance suprême qui est la satisfaction de soi en se considérant
soi-même et aussi, oui aussi ses richesses, qui ne sont pas que de l’avoir pour
de l’avoir (qui ne fait que la richesse de l’avare) mais pour agir, augmenter
donc sa puissance d’être. Celui qui connaît la nature du privilège ne le verra
pas dans un bien extérieur à l’homme, dans toute richesse extérieure qui n’en
est que l’effet. Est plus juste alors l’expression qui dit il a la dent
longue celui-la en parlant de quelqu’un qui en voudrait plus qu’un autre,
c’est-à-dire qui manifesterait plus qu'un autre sa puissance d’être. Et s’il y a une injustice
c’est tout ce qui encouragerait chez certains leur puissance d’être quand elle
serait chez d’autres découragée. Ce ne sont donc pas les richesses qu’il
faudrait combattre ou envier ou mépriser, pas plus que les riches, les
privilégiés, les puissants. Ce n’est pas qu’il n’y ait pas une égale
répartition des richesses mais, si je puis m’exprimer ainsi, qu’il n’y ait pas
une égale répartition de la satisfaction de soi. C’est là que je veux en venir
tout en m’appuyant sur ma lecture de l’Éthique de Spinoza : La
satisfaction de soi est en fait le suprême bien que nous puissions espérer. Car
personne (…) ne s’efforce de conserver son être en vue d’une autre fin ;
et parce que cette satisfaction de soi est toujours plus nourrie et fortifiée
par les louanges (…) étant au contraire (…) toujours plus troublée par le
blâme… Voyez ceux qui s’auto congratulent à longueur de temps
dans les médias et qui réclament aussi la reconnaissance de ceux qui ne
reçoivent ni ne recevront jamais aucune reconnaissance, jamais les applaudissements de la
foule, jamais les cris de la foule, jamais le bain de foule, qui, n’étant que la foule, comment
pourrait-elle prétendre à la satisfaction de soi qui ne revient qu’à une
personne, c’est-à-dire à la personne qui a su se détacher de la foule. La
foule qui, quand elle manifeste non pas pour quelqu’un mais pour elle-même, non
pas "sa joie" mais son mécontentement, ne sera pas louée mais blâmée. Et chacun
rentrera chez lui la queue basse. A qui la satisfaction de soi ? A qui la
puissance d’exister ? Voilà la nature du privilège. Voilà la cause de tous
privilèges. Et en en combattant les effets, que tout le monde et à juste titre
recherche, on n’en combattra pas la cause.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire