dimanche 19 mai 2019

Une ignominie sans nom


Après ça ne me parlez plus de guerre, de traîtres, de bilingues.
  • Sale arabe, dis-moi où se cache tes frères d'arme
Non ! Il n'a pas pu dire ça. C'est les arabes qui lui avaient appris l'arabe. Les petits copains et camarades arabes qui lui avaient appris l'arabe. La mouquère avec qui il avait fait ses premières armes, qui lui avait appris l'amour en même temps que l'arabe.
  • Comme tu parles bien notre langue, mon frère
Non ! Il n'a pas pu dire ça l'arabe à qui il parlait arabe aussi bien qu'un arabe.
  • Sale traître, dis-moi avec qui tu as appris l'arabe
C'étaient les événements d'Algérie, cette guerre qui ne disait pas son nom, avait t-il entendu dans ce reportage à la télé et maintenant il s'imaginait ce qu'elle avait été, comment elle avait été vécu par les siens et tout devenait confus. Les reportages c'est pas comme dans la vie, tout s'énonce, s'explique, se commente, on donne sa propre version des faits. Son père ne lui avait jamais donné sa version des faits, sa guerre d'Algérie il n'en parlait pas. Des bribes, c'est tout ce qu'il restait pour reconstituer le puzzle. Des bribes avec les pièces manquantes. Non ! Ce n'était pas une tâche pour lui, il laissait ça aux historiens, à ceux qui voulaient bien tricher avec la réalité, tenter de la rendre plus claire, plus lisible ; tandis que lui se demandait seulement dans quelle confusion d'esprit pouvait se trouver les protagonistes amenés à s'entre-tuer quand peut-être au fond ils continuaient à s'aimer, quand l'amour s'était changé en haine, la haine de l'amour mal compris et parler la même langue n'y changerait rien.
  • Sale arabe, dis-moi où se cache tes frères d'armes
Il portait l'uniforme de l'armée française.
  • Sale traître, dis-moi avec qui tu as appris l'arabe.
Ce n'est pas à l'école normale qu'on lui avait appris l'arabe. Bientôt il partira pour la France où il sera enseignant. Il ne faisait que servir son pays, la France. Ce n'était pas un traître, mais c'était un traître quand même. Il devait poursuivre son interrogatoire et tandis qu'il devait poursuivre son interrogatoire un autre interrogatoire devait se poursuivre en lui, comme son fils aimait à se l'imaginer, et dans cette interrogatoire une question revenait sans cesse comme un supplice, comme une torture, qui le taraudait et le tarauderait jusqu'à la fin de ses jours : Tu es un traître ? Son frère avait déserté, son frère qui parlait aussi l'arabe avait pris le parti du FLN. Son frère passait pour un traître aux yeux de la France, mais à ses yeux à lui, à lui qui aimait son frère, à lui qui aimait les arabes d'Algérie, la question se posait : lequel des deux était vraiment un traître ? Ce n'était pas si simple, si clair que dans les livres d'histoire ou dans les reportages sur la guerre d'Algérie, comme ceux que verrait des années plus tard son fils.
  • Sale arabe, dis-moi où se cache tes frères d'armes
L'interrogatoire se poursuivait invariablement, irrémédiablement, qui pouvait t-il ? il avait été entraîner dans cette guerre, avait dû prendre parti, était pieds et poings liés comme son prisonnier fellaga, voilà la vérité sans nom qui lui était donné de vivre pendant ses événements tragiques. Peut-être même lui était t-il arrivé de souhaiter être à la place de son prisonnier, qu'on en finisse avec lui, qu'il en finisse avec cette putain de guerre qui lui faisait faire des putains de choses qu'il n'aurait pas faites autrement que sous la contrainte, car la guerre était comme une contrainte qui s'imposait à eux tous, quelque soit leur camps, et il n'y avait pas matière à transiger, à tergiverser, on était dans l'urgence, dans l'état d'urgence, un terme qui revenait d'actualité, une actualité qui ne pouvait être que tragique.
  • Sale traître, dis-moi avec qui tu as appris l'arabe.
Ils lui avaient appris l'arabe et à faire des cerf-volants et à battre sa femme, même si toi tu ne sais pas pourquoi, elle, elle le sait ; c'est un dicton écrit sur un bout de papier qu'il avait accroché dans la cuisine du logement de fonction en Normandie, un de ses tout premier poste d'enseignant, à son arrivée en France. Et c'est vrai qu'il battait sa femme et ses enfants aussi, mais c'est moins sûr que ce soit les arabes qui lui aient appris ça, mais plutôt des années de guerre, l'habitude de la violence contractée pendant ce qu'on appelait les événements d'Algérie. Il avait aussi appris à faire des cerf-volants à ses fils. Des cerf-volants comme il en faisait quand il était enfant en Algérie et parlait l'arabe avec les arabes d'Algérie.
  • Sale arabe, dis-moi où se cache tes frères d'arme
En même temps, il devait penser aux paroles en arabe mais plus fraternelles que devait échanger son frère qui avait déserté, le traître ; et la question revenir comme un couteau qui se retourne dans la plaie : lequel des deux était le traître ? Et tandis qu'il devait poursuivre son interrogatoire cette autre interrogatoire devait se poursuivre en lui, auquel il n'apportait pas plus de réponse que ne lui apportait le fier fellaga, et leur souffrance était la même, dans leur corps, dans leur esprit où régnait une telle confusion qui les empêchait à l'un comme à l'autre de distinguer le vrai du faux, le bon du mauvais, rien n'était plus clair, mais il fallait tenir bon et cela quelque soit le parti pris
  • Sale traître, dis-moi avec qui tu as appris l'arabe
Il devait encore y penser alors qu'un cancer le rongeait dans sa chair, le torturait autant qu'il avait torturé, c'était un juste retour des choses, ne pouvait t-il s'empêcher de penser, une culpabilité longtemps portée, celle du traître, tandis que son frère qui avait été un traître n'était plus un traître, les choses avaient changées, l'opinion publique avait changée, on n'épousait plus les mêmes causes, le droit des peuples à leur autodétermination entendrait son fils à la télé, un reportage sur les événements d'Algérie, cette guerre qui ne disait pas son nom, des années après qu'il fut mort et enterré et que le sale traître soit retourné en Algérie parler l'arabe avec les arabes d'Algérie, ses copains d'enfance qui avaient grandi et trahi comme lui, à moins que l'unique trahison, l'unique traîtrise, ce coup de poignard dans le dos, ce ne soit ni l'arabe, ni l'européen d'Algérie (on ne disait pas encore pied-noir d'Algérie dit le reportage) qui l'ait porté à son frère, à son cousin, à son copain, à son camarade, mais la guerre, cette putain de guerre d'Algérie qui ne disait pas son nom.

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