samedi 14 mai 2016

Une vie normale

Il se disait qu'il n'avait jamais eu une vie normale, et tandis qu'il se disait cela il se demandait ce qu'était une vie normale puisqu'il ne l'avait jamais connue, et qui pouvait se vanter d'avoir eu une vie normale, sûrement pas lui, mais qui. Une vie normale c'était des parents normaux, une scolarité normale, tout normal quoi. Le frangin "qui avait réussi" disait que s'il avait décidé d'habiter le fin fond de l'Andalousie, "el culo del mundo" qu'il disait, c'était parce que c'était l'endroit où ils étaient le plus souvent allés, seulement pendant les vacances fallait-t-il encore ajouter. Transbahutés à droite à gauche, les vieux avaient la bougeotte. C'était pas une vie pour des gosses. Fallait-t-il encore ajouter: une vie normale pour des gosses. Les trois gosses s'étaient fixés et ne bougeaient plus dorénavant. C'était normal pour des arapèdes mais pas pour les adultes qu'ils étaient devenus. C'était pas normal des adultes qui n'aient pas le goût du voyage, de l'exotisme, du dépaysement. Il n'y avait pas eu de famille non plus. Maintenant qu'il y pensait une vie normale c'était une vie avec une famille. Lui avait bien essayé de renouer des liens trop distendus où aucun noeud ne prenait. Le frangin, celui "qui avait réussi" en avait même fondé une où il manquait toujours un oncle ou deux qui étaient les deux frangins, une grand-mère qui était la mère toujours par monts et par vaux, le grand-père qui était le père lui manquait à tout le monde ou peut-être à personne (encore moins à ceux qui l'avaient connus qu'à ceux qui ne l'avaient pas connus: chose qui n'était pas normale non plus); enfin une famille où il manquait sa famille et ça c'était pas non plus une famille normale. Le deuxième, c'était lui l'aîné, il avait cherché sa famille au FN, peut-être qu'il y avait trouvé une famille qui sais, mais pas ce qu'on peut appeler une vie normale, pas quand on appartient à ce genre de famille: le genre de famille normale c'est le genre socialo, mais pour aller vers ce genre de famille normale il faut d'abord avoir eu une vie normale. C'était pas plus le cas du frangin que le sien. Le seul qui avait eu une vie normale, et encore, c'était celui "qui avait réussi" à fonder une famille et habitait "el culo del mundo". Mais le hic c'était que pour avoir et mener cette vie normale avec une famille normale il avait fait des choses que lui et peut-être l'autre frangin ne jugeaient pas normales. Mais qu'est-ce qu'ils savaient eux sur ce qui était normal et ce qui ne l'était pas vu qu'ils n'avaient jamais eu une vie normale et qu'ils n'étaient peut-être pas "normal" eux-mêmes. Peut-être qu'ils confondaient tout. Comme normal avec moral. Ils n'étaient pas normal pour eux que le frangin, celui "qui avait réussi" ait tout eu des parents. Ce n'était pas normal pour eux quand ça semblait normal à tout le monde. Et ce n'était pas non plus que tout soit rentré dans la normalité à l'aide d'un notaire véreux et de quelques falsifications notables. Non, tout avait toujours été normal pour tout le monde, sauf pour eux. Maintenant cela n'était peut-être pas moral mais il ne semblait pas que cela choque qui que ce soit à part eux. En d'autres termes, que ce qui ne soit pas moral soit normal. Non, ce qui n'était pas normal c'était qu'ils le prennent comme ça. C'est en tout cas ce que devait aussi penser celui "qui avait réussi" ... à être normal et faisait tout pour qu'ils (eux qui n'étaient pas "normal") ne viennent pas mettre fin à cette normalité gagnée de haute lutte, et qui avait trouvée refuge là-bas "en el culo del mundo". Le FN y avait bien fait une incursion sauvage une fois et y était persona non grata depuis. On lui avait trouvé un hébergement à l'écart de tout sur une montagne où il y avait trois pelés et un tondu et il avait trouvé moyen de ne pas payer et de tout casser; ça avait fait beaucoup de bruit pour rien, tout était retombé très vite dans la normalité. Mais une onde de choc s'était répandue qui avait touché (voire effleuré) la réputation de gens qui menaient une vie normale avec une famille normale (vous voyez de qui je veux parler) et ça oui c'était profondément immoral, mais ils ne s'en rendaient pas compte lui et l'autre frangin parce qu'ils ne savaient pas eux ce qui était normal et ce qui ne l'était pas, pas plus qu'ils ne savaient  ce qui était moral et ce qui ne l'était pas. A lui aussi quand il y allait "en el culo del mundo" celui "qui avait réussi" lui avait trouvé un hébergement classe, le plus coté de la côte, d'où on croyait tout dominer, ce qui était faux (à part un grand vide) mais d'où on était éloigné de tout, ce qui était vrai. Celui "qui avait réussi" c'était pas pour rien qu'il avait réussi et les deux frangins n'en étaient pas peu fiers: c'est ce qui leur donnait envie de retourner là-bas, "en el culo del mundo" comme il disait. Et quand ils allaient le voir c'était aussi cette vie normale qu'ils voulaient aller voir de plus près, mais on les tenait à l'écart. Non, la vie normale c'était pas pour eux, c'était pour le frangin "qui avait réussi".

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