mercredi 13 avril 2016

Les amis des échecs

Si je devais les présenter, non pas l'un à l'autre, car ils se connaissaient déjà depuis un bon bout de temps, ce qui faisait qu'entre eux je ne sais s'il y avait ce que l'on appelle couramment de l'amitié, mais bien un nombre considérables de parties jouées ensemble qui à elles seules constituaient autant de souvenirs, de joies et de peines, de victoires et de défaites, plus ou moins assumées, dépassées, renouvelées, ne faisant jamais cependant que les inciter à se revoir; je dirais donc qu'entre eux il y avait bien un échiquier et peut-être plus qu'un échiquier.

Roland s'était absenté une bonne semaine pour voir son petit-fils à Marseille, on pourrait dire un pupille aux échecs. Philippe était resté seul à Paris, seul, c'est-à-dire sans joueurs d'échecs, on pourrait aussi dire sans son ami des échecs, mais cela restait encore à définir et Philippe allait justement mettre à profit ces quelques jours pour répondre à cette question: tu es mon ami, non?, que lui lançait Roland de temps à autre, d'un ton goguenard, et qui le jetait, il le savait bien le malin(leurs relations étant ce qu'elles étaient, avec des hauts et des bas, des victoires et des défaites), dans le plus grand embarras.

Roland avait ses amis du foot, ses amis des échecs, ses amis de la finance, ses amis de la politique. Il cloisonnait. C'était là son expression car il ne s'en cachait pas, bien au contraire. Philippe quelque peu blessé dans son orgueil, lui qui n'avait que ses amis des échecs, comprenait encore moins qu'on pu s'en vanter. Non, décidément, il avait du mal à comprendre cet ami et son sens de l'amitié, car c'est bien ce qu'il prétendait être: son ami. Tu es mon ami, non? Mais quel genre d'ami prétendait-t-il être? Il fallait s'entendre là-dessus: la plupart des conflits entre amis se produisent le plus souvent lorsqu'ils ne sont pas amis de la façon qu'ils croient l'être. Cette sentence, qui frappait leur amitié de plein fouet, n'était pas de lui, il était allé la chercher chez Aristote.

Philippe sentait bien qu'il devait se faire aider, il lui fallait quelqu'un pour débattre sur ce thème de l'amitié qui lui posait problème à chaque fois que Roland se présentait à son domicile pour jouer ce qu'ils appelaient des parties amicales, pour les distinguer de celles jouées lors de tournois et qui étaient, elles, en réalité, les seules qui comptaient vraiment à leurs yeux d'anciens joueurs de compétition. Il fit donc appel à une autorité en la matière, et non pas à un maître d'échecs comme on pourrait s'y attendre mais à un philosophe. A Aristote en personne, qui en avait parlé dans son Ethique à Nicomaque. C'était un ouvrage dont Philippe avait fait l'acquisition récemment, quoiqu'il ne l'ait encore jamais consulté sinon vaguement parcouru, et qui ornait désormais sa bibliothèque de bourgeois gentilhomme, ouvrage perdu et retrouvé parmi tant de livres d'échecs.

Les hommes appartenant aux classes dirigeantes ont, c'est un fait, leurs amis séparés en groupes distincts: les uns sont utiles, et d'autres agréables. A en croire Aristote, dans son étude de rapports particuliers entre les diverses amitiés, Philippe faisait parti, à l'exemple des amis du foot, des amis que l'on recherche pour l'agrément. Cela expliquait aussi pourquoi Roland ne parlait ni affaire, ni politique, avec Philippe; deux sujets qu'il ne traiterait qu'avec qui il aurait quelque utilité à le faire. Il y aurait quelques hommes d'affaires et quelques hommes politiques parmi les amis utiles de Roland, mais, bien entendu, Philippe, l'ami d'agrément, ne les connaîtrait pas.

Régulièrement, deux fois par semaine, ils faisaient leurs parties d'échecs, leurs parties amicales, et là s'arrêtait leur amitié. Le reste de la semaine ils ne se voyaient jamais, ni, semble t'il, ne s'inquiétaient jamais l'un pour l'autre. A Roland, Philippe l'avait connu lors d'un tournoi d'échecs comme adversaire il y avait bien des années de cela. Mais il lui arrivait encore de se demander s'ils étaient devenus des amis ou bien s'ils continuaient à être des adversaires seulement un peu plus aguerris par le temps, polis par le temps, en deux mots: plus sournois. Parfois il penchait pour cette dernière version de leur relation, et, surtout, il fallait se l'avouer, quand il perdait. Mais, quand Philippe gagnait, et cela lui arrivait encore souvent, il pensait à Roland comme à un bon ami qui se donnait la peine de se déplacer quelque soit le temps pour se rendre chez lui et y jouer quelques parties, ma foi fort agréables.

Depuis qu'ils jouaient ensemble ils avaient fini par se connaître, il n'est pas possible de se connaître l'un l'autre avant d'avoir consommé ensemble la mesure de sel. Eh bien, il semblerait qu'elle leur ait été servie comme sur un plateau: l'échiquier. Selon Aristote l'amitié exige du temps et des habitudes communes, conditions que nos deux amis remplissaient à merveille. En réalité, ces deux là s'entendaient comme larrons en foire, se faisant sur l'échiquier les coups les plus pendables. Puis ils avaient pris pour habitude de s'insulter, amicalement, certes, quoique copieusement. Le gagnant s'en tirait toujours avec quelques égratignures mais le perdant était meurtri dans sa chair et dans son âme, si tant est qu'il en eue une et ne l'aie pas vendu au diable ou au dieu du jeu d'échecs, à Caïssa.

Comme toujours, un dieu mène le semblable vers son semblable avait écrit Homère dans l'Odyssée et Caïssa avait mené Roland à Philippe ou Philippe à Roland. L'un avait les cheveux blancs, l'autre les cheveux grisonnants, le premier faisait quelques centimètres de moins que le second qui n'allait pas tarder non plus à les perdre, avançant tous les deux en âge à la même cadence qui était celle qui rythmait leurs parties amicales mais chronométrées. A l'échiquier s'ajoutait la pendule, dernier vestige d'une époque révolue, celle des compétitions d'échecs. Le manque de temps, le zeïnot pour les joueurs d'échecs, devenait pour eux de plus en plus oppressant, de plus en plus difficile à vivre, mais aucun des deux n'aurait renoncé à la pendule, elle était tout ce qui les reliait encore au monde, à la société de leur temps qui était aussi celle du chronomètre. 

Leur différence d'âge ne faisait pas de différence entre eux puisqu'ils entraient tous deux aux échecs dans la catégorie des seniors. Mais pour Aristote c'étaient des vieillards et Aristote pensait et disait pis que pendre des vieillards: les personnes de cet âge ne poursuivent pas l'agrément mais le profit, et il ajoutait encore: les amis de cette sorte ne se plaisent guère ensemble, car parfois ils ne sont pas même agréables l'un à l'autre. Philippe pouvait accepter bien des choses de son ami Roland, mais pas d'Aristote, et là il dépassait les bornes. Détestable était cette façon qu'il avait de disséquer l'amitié comme s'il s'agissait d'une nature morte. Et maintenant Philippe s'adressait à lui. As-tu connu l'amitié Aristote? As-tu connu l'amitié d'un vivant, avec son caractère évolutif et changeant, ambigu et troublant, instable et mouvant, fort bon et fort méchant, surprenant et décevant ... Tu n'as pas connu mon ami Roland, lui disait Philippe. Si tu l'avais connu Aristote à mon ami Roland tu ne parlerais pas alors de l'amitié comme tu en parle.

Philippe poursuivait encore avec sa mauvaise foi de bon joueur, à moins que ce ne soit avec sa bonne foi de mauvais joueur: si je m'arrête à penser Aristote à l'amitié qui nous lie moi et mon ami Roland je la vois comme un visage animé, tantôt souriant, tantôt grimaçant, et toujours se moquant de ton amitié, en jouant, en prenant tour à tour les traits, l'expression, mais sans jamais se figer, se définir telle que tu l'as défini, toi Aristote. Peut-être mon ami est-t'il pervers, vicieux, et le suis-je moi-aussi, pour tolérer une telle amitié, mais peut-être sommes nous tous les deux seulement humain et vivant, tandis que je ne sais si l'on peut dire pareillement de toi, Aristote. Puis il reprenait, sais-tu Aristote que Roland et moi avions un ami commun? C'était, comme tu peux t'y attendre, un joueur d'échecs, il s'appelait François. François n'est plus, mais Roland et moi continuons à le voir ne serait-ce qu'en pensée et parfois nous nous le rappelons. Aristote, un ami c'est quelqu'un que l'on continue à voir quand on ne le voit plus, alors qu'à l'ordinaire on ne voit que les gens que l'on voit. Mais Philippe n'alla pas jusqu'à lui parler de l'image rémanente qui ne parlerait qu'à ses amis des d'échecs restant sur une position passée sur l'échiquier et jouant en fonction d'elle, alors qu'elle n'existe plus. 


A François

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