mercredi 22 octobre 2025

Pense à ton lecteur


Pense à ton lecteur. Cette phrase que j'avais entendu lorsque je regardais encore des émissions littéraires télévisées me revenait comme l'impératif de Kant à valeur universelle, j'entends à prétention universelle. Il se trouvait que j'étais dans le RER et qu'assis en face de moi j'avais la chance d'avoir une lectrice ou dernière représentante de ce culte en désaffection qu'était à mes yeux le culte du livre puisque si mon regard embrassait maintenant l'ensemble des occupants du compartiment je ne voyais que gens affairés à leurs portables: comme si dans la civilisation des lettrés les barbares avaient fait leur entrée, une irruption en masse, beaucoup moins sage, beaucoup moins discrète, et non emprunte de ce sérieux et de cette distinction et de cette affectation que je pouvais voir sur le visage de ma lectrice forte sans doute de ce privilège et de ce titre de lecteur gagnant en valeur en gagnant en rareté, si je puis m'exprimer ainsi.

Mais bientôt mon regard sans doute dérouté par ce trop de sérieux, de distinction, d'affectation, se détourna vers le quai ou le RER s'était momentanément arrêté. Il y avait quelqu'un que personne ne semblait voir et qui rampait à même le sol où il s'immobilisait comme implorant je ne sais quel dieu puis rampait à nouveau et se relevait enfin de toute sa taille, qu'il me paraissait alors grand et inquiétant, mais toujours personne ne le voyait et ne semblait partager mon inquiétude. Tout de suite on l'aura classé ou remisé dans la cohorte des va nu pieds, il n'était en effet pas chaussé, de ces indésirables qui peuplaient les couloirs et les quais, et qu'on ne voulait pas voir. Eh bien moi je voyais en lui mon lecteur. Parce que c'est à lui qu'en écrivant je pense et non pas parce que je pense qu'il va me lire et non pas parce que je pense à lui en tant que lecteur mais en tant qu'être humain auquel plus personne ne pense, auquel moi même je ne suis pas sûr de penser plus longtemps qu'en écrivant ces lignes que pour lui j'écris, pour penser à lui ne serait-ce que le temps de l'écriture.

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