Souvent m'occupant à une chose je me suis dit que je pourrais aussi bien m'occuper à autre chose comme si le but était de s'occuper. Il se trouve que ma vie a été occupée à faire beaucoup de choses que j'aurais pu aussi bien ne pas faire pour d'autres que j'aurais faites à la place.
Ce sont là des constatations que l'on ne fait que tardivement et qui tourmenterait l'esprit de qui les ferait sur le moment comme ce jour où en charmante compagnie je m'y suis vu revenir sans elle sur ce pont de l'ile de la Cité, ce qui n'a pas manqué et pas tardé à se vérifier.
On pourrait être seul ou au bras d'une autre quand le but serait de ne pas être seul comme de ne pas être inoccupé; l'on passerait d'une occupation à une autre comme d'un bras à un autre comme si à chaque fois c'était la bonne occupation ou le bon bras qu'on tenait.
C'est de le savoir déjà qui peut nous surprendre comme une terrible intuition, et parce que c'est dans le présent que l'on vit et absolument, pas de façon toute relative où les êtres et les choses auraient une valeur toute relative, et seraient tous interchangeables.
Mais ce que je fais le plus est ce que je comprends le moins: pourquoi je lis? m'arrive t-il de me demander. C'est que quand tout ce que je fais d'autres peut trouver une utilité je n'en trouve aucune à lire, on ne me paye pas pour lire non plus qu'on ne m'y oblige autrement.
Sans doute que comme tout autre chose je suis en droit de me demander pourquoi je lis tel livre et pas tel autre; et d'ailleurs je passe d'un livre à un autre; mais la question est devenue plus cruciale: pourquoi je lis tout court? Parce que j'en aurais envie?
Mais là encore j'en ai envie comme je pourrais avoir envie d'autre chose que je ferais à la place, et ce n'est pas pour lutter contre l'ennui que je lis ces livres qui à la longue s'avèrent ennuyeux mais me distraient tout autant (d'autres choses que je pourrais faire à la place).
Ils m'occupent aussi bien. Il faut croire que l'on en revient toujours à ça: de ne pas pouvoir rester sans rien faire comme de ne pas pouvoir rester seul, car un livre c'est une compagnie, à défaut de mieux, et qui sait si ce n'est pas la meilleure sinon la moins exigeante de toutes.
Je serais cet être vacant ou en jachère qui aurait besoin de s'occuper, voire mieux, de se cultiver, n'est-ce pas ce que l'on peut dire à tout être qui un jour où l'autre peut se retrouver sur un pont de Paris au bras d'une jolie fille ou un livre à la main, que tout est sans lendemain.
C'est ce qu'il ne se dit pas, c'est ce que je lui dis, que "l'eau coule encore" et l'encre aussi et le temps aussi, et il reviendra sur ce pont, et il reprendra un autre livre, qui sait si un autre bras; que tout est sans lendemain, c'est ce qu'il ne se dit pas, c'est ce que je lui dis.
Mais il ne m'écoute pas, il lit je crois, à moins que … C'est une compagnie et qui sait si ce n'est pas la meilleure. C'est une occupation et qui sait si ce n'est pas la meilleure. C'est contre la vacance de l'être que l'être fût-il un lecteur se bat au quotidien et sans lendemain.
CITATION
Traduit de Meditaciones del Quijote d'Ortega y Gasset: "La lata (dar la lata, très familier en espagnol, veut dire ennuyer) consiste en une narration de quelque chose qui ne nous intéresse pas" et plus intéressant encore cette définition que donnerait l'Italien, selon Croce de "latoso" (toujours en référence au roman moderne) "ce qui nous ôte la solitude sans nous donner la compagnie"
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