Il y a des
films que l'on revoit plusieurs fois dans sa tête après les avoir
vus une seule fois au cinéma, comme des livres qu'on a lu une seule
fois dans sa vie, mais dont on refera, parfois sans plus jamais les
ouvrir, plusieurs lectures ; pour les uns comme pour les autres,
on dit qu'ils nous ont marqués. Eh bien ! La conversation qu'il
avait eu avec son ami la veille au soir l'avait marquée et c'est en
se rasant ce matin qu'il s'en redit les paroles comme si se fussent
celles d'un refrain, pour qu'elles restent gravées à jamais en lui. C'étaient
en effet les paroles d'une vieille chanson, vieille comme le monde et
le racisme. Il n'était pas sûr non plus d'y avoir tenu le meilleur
rôle. Mais c'est comme ça : on se trouve parfois embarqué
dans un camp ou dans l'autre sans avoir vraiment choisi ni vraiment
savoir lequel des deux a raison, à moins que ce ne soit toujours la
raison du plus fort, ou, dit autrement, le plus fort qui ait toujours
raison.
Son ami
était venu comme à son habitude faire quelques parties d'échecs
avec lui, ce qui ne les empêchaient pas de parler. Aux échecs le
silence est la règle, mais entre amis ils se permettaient cette
petite entorse au règlement, bien qu'il arrivât que celui qui
perdit reprocha ensuite à l'autre de l'avoir troublé pendant sa partie. Ce jour-là, à peine s'étaient t-ils assis l'un en face de l'autre, l'échiquier
au milieu, sur la table à la longue nappe, devant la baie vitrée
donnant sur le parc, qu'il lui dit avoir fait la connaissance d'un
moitié Russe, moitié Juif. Que n'avait t-il pas dit là. L'ami
monta sur ses grands chevaux, prêt à livrer un combat plus âpre
que sur l'échiquier ; une véritable joute verbale allait s'en
suivre. Sans doute avait t-il touché une corde sensible, car la voix
de l'ami vibrait à vous écorchez les oreilles. Comment ! Lui
qui se targuait de littéraire pouvait t-il ainsi tout mélanger. Le
pire c'est qu'il avait raison. Sache que j'ai toujours raison,
dit l'ami, quand il en vint à admettre qu'effectivement Russe était
une nationalité quand Juif était une religion. Mais dans
l'esprit des gens, il n'allait
pas s'avouer vaincu pour autant. L'ami n'en avait rien à faire de
l'esprit des gens. Mais dans l'esprit des gens on est
moitié français moitié espagnol.
Il se disait qu'en évitant le mot Juif et en mettant espagnol à la
place cela passerait mieux, mais le subterfuge ne fonctionna pas comme il l'aurait voulu.
L'ami s'insurgea de plus bel. On n'est pas moitié moitié.
On est complètement français. On est des citoyens à part entière.
Il fallait reconnaître que l'ami avait entièrement raison. Mais il
n'allait pas lâché de sitôt la partie en jeu, tandis que
l'échiquier au milieu de la table devait se sentir bien abandonné,
le premier coup n'avait même pas été joué et il y avait bientôt
dix minutes qu'ils causaient entre eux sans s'en soucier le moins du
monde, comme s'il était là à titre décoratif où pour figurer le
combat auquel ils se livraient. Qui avait les noirs ? Qui avait
les blancs ? Toujours une question de couleurs, de racisme.
Hein ! Qu'il lui dit, si tu te trouvais en face d'une africaine
tu ne penserais pas une seconde qu'elle est française mais lui
demanderait plutôt si elle était Antillaise ou Africaine ou encore
de quel pays d'Afrique elle venait. Moitié française
moitié camerounaise, qu'il lui
sortit encore comme pour enfoncer le clou. L'ami non plus ne voulait
pas en démordre. On n'est pas moitié moitié, mais
français à part entière, on est citoyen français à part entière,
finit t-il par s'exclamer. Et il
fallait reconnaître qu'il avait raison l'ami, mais dans
l'esprit des gens, qu'il lui
répéta quand même. Dans ton esprit et dans l'esprit de
Marine Le Pen, finit par lâché
son ami devant tant d'entêtement. Et dans le tien, qu'il
lui rétorqua, dans le tien face à une africaine à qui tu
demandera si elle est antillaise ou africaine, et si elle est
africaine de quel pays elle vient. Moitié française, moitié
africaine, lança t-il
victorieux, dans l'esprit des gens et dans le tien.
Puis, à son tour, il s'entendit dire : à bas
l'hypocrisie bourgeoise ! Et que si c'était celle-ci que
devaient servir les littéraires, eh bien, non ! Il ne se
targuerait pas d'être un littéraire.
Le
débat était clos et la partie allait commencer entre les deux amis
sans qu'un mot ne soit échangé avant bien longtemps, ce qui entre
eux, faut t-il le rappeler, n'était pas coutume. Il regarda par la
baie vitrée. Il faisait un temps magnifique dehors et les gens se
promenaient sur les bords de Marne indifférents à tout ce qu'ils
avaient bien pu se dire, mais lui repensait encore, pendant la
partie, que comme dans toutes les vraies questions, celles qui font
débat, personne n'a tort, personne n'a raison, mais tout le monde
veut l'emporter sur l'autre, gagner, lui faire entendre raison, sa
raison, la raison du plus fort, et il repensa alors à cette phrase
de son ami : sache que j'ai toujours raison.
L'avait t-il dit en plaisantant ? Ce sujet qu'ils avaient abordé
ensemble était t-il sujet à plaisanterie ? Son ami dont le
visage s'était assombrit était t-il devenu un véritable
adversaire, de l'autre côté de l'échiquier ?
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