mardi 23 avril 2019

Vieux comme le monde


Il y a des films que l'on revoit plusieurs fois dans sa tête après les avoir vus une seule fois au cinéma, comme des livres qu'on a lu une seule fois dans sa vie, mais dont on refera, parfois sans plus jamais les ouvrir, plusieurs lectures ; pour les uns comme pour les autres, on dit qu'ils nous ont marqués. Eh bien ! La conversation qu'il avait eu avec son ami la veille au soir l'avait marquée et c'est en se rasant ce matin qu'il s'en redit les paroles comme si se fussent celles d'un refrain, pour qu'elles restent gravées à jamais en lui. C'étaient en effet les paroles d'une vieille chanson, vieille comme le monde et le racisme. Il n'était pas sûr non plus d'y avoir tenu le meilleur rôle. Mais c'est comme ça : on se trouve parfois embarqué dans un camp ou dans l'autre sans avoir vraiment choisi ni vraiment savoir lequel des deux a raison, à moins que ce ne soit toujours la raison du plus fort, ou, dit autrement, le plus fort qui ait toujours raison.

Son ami était venu comme à son habitude faire quelques parties d'échecs avec lui, ce qui ne les empêchaient pas de parler. Aux échecs le silence est la règle, mais entre amis ils se permettaient cette petite entorse au règlement, bien qu'il arrivât que celui qui perdit reprocha ensuite à l'autre de l'avoir troublé pendant sa partie. Ce jour-là, à peine s'étaient t-ils assis l'un en face de l'autre, l'échiquier au milieu, sur la table à la longue nappe, devant la baie vitrée donnant sur le parc, qu'il lui dit avoir fait la connaissance d'un moitié Russe, moitié Juif. Que n'avait t-il pas dit là. L'ami monta sur ses grands chevaux, prêt à livrer un combat plus âpre que sur l'échiquier ; une véritable joute verbale allait s'en suivre. Sans doute avait t-il touché une corde sensible, car la voix de l'ami vibrait à vous écorchez les oreilles. Comment ! Lui qui se targuait de littéraire pouvait t-il ainsi tout mélanger. Le pire c'est qu'il avait raison. Sache que j'ai toujours raison, dit l'ami, quand il en vint à admettre qu'effectivement Russe était une nationalité quand Juif était une religion. Mais dans l'esprit des gens, il n'allait pas s'avouer vaincu pour autant. L'ami n'en avait rien à faire de l'esprit des gens. Mais dans l'esprit des gens on est moitié français moitié espagnol. Il se disait qu'en évitant le mot Juif et en mettant espagnol à la place cela passerait mieux, mais le subterfuge ne fonctionna pas comme il l'aurait voulu. L'ami s'insurgea de plus bel. On n'est pas moitié moitié. On est complètement français. On est des citoyens à part entière. Il fallait reconnaître que l'ami avait entièrement raison. Mais il n'allait pas lâché de sitôt la partie en jeu, tandis que l'échiquier au milieu de la table devait se sentir bien abandonné, le premier coup n'avait même pas été joué et il y avait bientôt dix minutes qu'ils causaient entre eux sans s'en soucier le moins du monde, comme s'il était là à titre décoratif où pour figurer le combat auquel ils se livraient. Qui avait les noirs ? Qui avait les blancs ? Toujours une question de couleurs, de racisme. Hein ! Qu'il lui dit, si tu te trouvais en face d'une africaine tu ne penserais pas une seconde qu'elle est française mais lui demanderait plutôt si elle était Antillaise ou Africaine ou encore de quel pays d'Afrique elle venait. Moitié française moitié camerounaise, qu'il lui sortit encore comme pour enfoncer le clou. L'ami non plus ne voulait pas en démordre. On n'est pas moitié moitié, mais français à part entière, on est citoyen français à part entière, finit t-il par s'exclamer. Et il fallait reconnaître qu'il avait raison l'ami, mais dans l'esprit des gens, qu'il lui répéta quand même. Dans ton esprit et dans l'esprit de Marine Le Pen, finit par lâché son ami devant tant d'entêtement. Et dans le tien, qu'il lui rétorqua, dans le tien face à une africaine à qui tu demandera si elle est antillaise ou africaine, et si elle est africaine de quel pays elle vient. Moitié française, moitié africaine, lança t-il victorieux, dans l'esprit des gens et dans le tien. Puis, à son tour, il s'entendit dire : à bas l'hypocrisie bourgeoise ! Et que si c'était celle-ci que devaient servir les littéraires, eh bien, non ! Il ne se targuerait pas d'être un littéraire.

Le débat était clos et la partie allait commencer entre les deux amis sans qu'un mot ne soit échangé avant bien longtemps, ce qui entre eux, faut t-il le rappeler, n'était pas coutume. Il regarda par la baie vitrée. Il faisait un temps magnifique dehors et les gens se promenaient sur les bords de Marne indifférents à tout ce qu'ils avaient bien pu se dire, mais lui repensait encore, pendant la partie, que comme dans toutes les vraies questions, celles qui font débat, personne n'a tort, personne n'a raison, mais tout le monde veut l'emporter sur l'autre, gagner, lui faire entendre raison, sa raison, la raison du plus fort, et il repensa alors à cette phrase de son ami : sache que j'ai toujours raison. L'avait t-il dit en plaisantant ? Ce sujet qu'ils avaient abordé ensemble était t-il sujet à plaisanterie ? Son ami dont le visage s'était assombrit était t-il devenu un véritable adversaire, de l'autre côté de l'échiquier ?

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