dimanche 26 novembre 2017

Lettre ouverte à la Nouvelle-Calédonie (Louise Michel)


J’aime à te comparer à une femme que j’ai croisée sur mon chemin. Pour t’avoir longtemps regardée je ne t’ai pas encore oubliée. Tu étais de toute beauté. D’une beauté sauvage mais pas farouche. Ma présence ne semblait pas te déranger, comme les regards que je te portais. Pourtant je n’ai pas osé t’accoster, et maintenant tu es passée. Tu étais si près de moi et tu es si loin déjà. Trop tard pour me retourner. Ce n’est peut-être plus toi que je vois. Ce n’est peut-être plus toi que j’entends. Ta voix d’outre-mer, ici, je crois, on la confond avec celle de Louise Michel. Tu sais cette déportée qui connut le bagne quand les Kanak portaient encore le pagne.

En voyant ce film, Louise Michel, la rebelle, j’ai cru aimer Louise Michel, mais à travers elle c’est encore toi que j’aimais. À quelque chose près parce que la vie est inexacte, jamais aussi catégorique. Et que les rencontres ne sont jamais des rencontres sinon imparfaites ou manquées, quoique pas tout à fait. Toi au lourd vécu, je pense que tu m’entends comme on entend la mer au creux de tes coquillages ou le son de la toutoute. Et puis il y a eu ces événements de la grotte d’Ouvéa comme un rappel incisif de ta condition indigène. Je t’ai aimé Wayéméné Hélène. Tu étais la meilleure de la classe. On m’a rapporté que tu étais devenue enseignante, comme Louise Michel. Et aussi que Cilane Noël, que tu as aimé plus que tu m’as aimé, moi, le zoreil. Que Cilane Noël le Kanak rebelle était devenu maire d’une petite bourgade de Bretagne. Voilà, n’est-ce pas, de bien meilleures nouvelles et une meilleure fin que celle officielle qu’on te réserve à toi, la Grande Terre. Quand on n’entend ici tes cris de douleur et de rage, j’entends moi cette voix qui était si douce à mon cœur bien qu’elle ne fît pas mon bonheur.

Épris de toi, comme je l’étais encore à mon retour, et parce que la mère patrie me prie de faire un exposé, en classe de géographie, je me mis à débiter les sornettes officielles. J’avais rempli ma tête de chiffres, de statistiques, et je te présentai comme une petite île paradisiaque au milieu du Pacifique. Je déversais un flot d’exotisme. Mes camarades de classe furent ravis, mais me demandèrent pourquoi j’avais l’air si triste. Comme je ne disais rien, ils en conclurent assez vite, trop vite, que c’était de t’avoir quittée. Toi ma bien aimée. Toi la mal aimée. Toi la damnée. Et source de pleurs encore si vifs. Il m’arrive encore aujourd’hui de voir sur toi des reportages, pareils à mon exposé, qui parlent d’une Nouvelle-Calédonie qui n’existe que dans les livres. Il y a des banians, il y a des palétuviers, il y a la case du chef avec son totem, il y a les cocotiers, il y a la mer de corail, des chevaux qui courent en liberté sur la côte ouest, mais les mines de nickel sont sur la côte est. Et l’appel du cagou, je ne l’ai jamais entendu ; je me souviens en revanche que l’on mangeait la roussette, cette affreuse chauve-souris qu’on allait chasser la nuit. Il y a aussi le moustique, une espèce endémique – comme le cagou – je dirais même épidémique : il vous file la furonculose.

Si l’heure de vérité a sonné, pour toi comme pour moi, ma chère Calédonie, je dirai que le poisson de corail qui se pavane dans l’aquarium de Nouméa donne la gratte à qui a le malheur de le pêcher dans le lagon calédonien. Je dirai encore que souvent on en vient aux mains, mais cela il ne fallait pas le dire. On l’a trop longtemps tu, et c’est devenu une affaire d’État. Il fallait dire qu’au Paradis aussi on se bat, et dès le début. Et qu’on s’aime aussi, comme s’aiment les hommes, c’est-à-dire mal. Que l’amour et la haine ne sont jamais que les deux faces d’une même pièce, le franc CFP, le franc calédonien. Et que la vie est chère sur les îles, comme toi tu m’es chère. Et que j’ai payé le prix. Et que je serais à nouveau prêt à en payer le prix, car ne dit-on pas que tout ce qui est cher a de la valeur, je parle d’une valeur humaine, je parle de ta valeur, Calédonie que j’aime, je parle de Wayéméné Hélène et de Rosina, je parle de Cimutru Joseph, et je parle de Nakédé Pierre, je parle aussi de Cilane Noël, je parle d’Avocat et j’en oublie encore : tu es si loin déjà. Trop tard pour me retourner. Ce n’est peut-être plus toi que je vois. Ce n’est peut-être plus toi que j'aime.

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